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mercredi 25 avril 2012

SECOND TOUR DE L'ELECTION PRÉSIDENTIELLE

Amis lecteurs,
Voici un excellent éditorial d'Eddy Plenel, de MEDIAPART


Alarme, citoyens !

 | PAR EDWY PLENEL
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Après l’alerte du 21 avril 2002, voici donc l’alarme du 22 avril 2012. Loin de la réduire, l’indolence de Jacques Chirac puis la virulence de Nicolas Sarkozy ont alourdi l’hypothèque de l’extrême droite sur la vie publique française. Que la progression des idées et des voix du Front national soit à porter au débit des dix années de pouvoir sans partage de la droite à l’Elysée, au gouvernement et au Parlement, c’est l’évidence. Mais que la gauche ne saurait s’en satisfaire en est une autre. Car le défi qui l’attend est d’autant plus immense : relever la France d’une déchéance politique annoncée, en refondant une République authentiquement démocratique et sociale.
Tel est l’enjeu du second tour de cette élection présidentielle, de son résultat comme de l’exigence qu’il portera : ne plus seulement battre Nicolas Sarkozy par l’automatisme du rejet, mais l’emporter par une dynamique d’adhésion. Autrement dit lier indissolublement l’alternance nécessaire à l’exigence d’une alternative aux politiques qui, depuis trente ans, ont échoué à enrayer la dérive de la France vers l’aggravation des inégalités et des injustices, doublée des diversions réactionnaires que sont la politique de la peur (du monde et de l’étranger) et la chasse aux boucs émissaires (immigrés et musulmans).
L’espoir d’un échec du président sortant au soir du 6 mai par K.O. technique, fondé sur l’évaluation des reports de voix du premier tour, est assurément rationnel. Derrière la diversité des choix électoraux, les résultats du premier tour portent un référendum anti-Sarkozy dont témoignent aussi bien les motivations des électeurs frontistes que les calculs de l’état-major lepéniste qui rêve d’une implosion de l’UMP à son profit. Mais, politiquement, transformer cette probabilité en certitude relève de l’insouciance tant l’histoire à venir n’est jamais totalement écrite, entre aléas électoraux et volatilité des suffrages. Que n’a-t-on dit, ces dernières semaines, à propos de l’OPA de l’UMP sur les voix du FN ou de l’irrésistible percée du Front de gauche, qui fut démenti au soir du 22 avril ?
Surtout, aussi probable soit-elle, une victoire de François Hollande surviendra dans un paysage électoral dont les tendances lourdes ne sont pas favorables à la gauche, notamment socialiste, qui profite d’un rejet plutôt qu’elle ne bénéficie d’une adhésion. Jamais l’extrême droite n’a obtenu autant de voix à un scrutin national (près de 6,5 millions) et jamais elle n’a été aussi forte dans l’électorat ouvrier (autour de 30 % selon certaines enquêtes). De plus, survenue alors que la droite s’est extrémisée, reprenant ses thématiques xénophobes et islamophobes, la progression de Marine Le Pen n’a pas empêché Nicolas Sarkozy de se maintenir à un score honorable de premier tour (27,18 %), à seulement 1,45 point d’écart, soit 500 000 voix, de son concurrent socialiste (28,63 %).

François Hollande est certes en tête du premier tour, ce qui est inédit pour l’adversaire d’un président sortant – qu’il soit de gauche (Mitterrand contre de Gaulle en 1965 et contre Giscard en 1981) ou de droite (Chirac contre Mitterrand en 1988) –, mais il ne profite pas d’une mobilisation supplémentaire des électeurs face à la mutation extrémiste de l’UMP durant la campagne. De surcroît, il ne réussit pas à mobiliser les gros bataillons des classes populaires en sa faveur. Quant au score de Jean-Luc Mélenchon, succès indéniablement prometteur pour le jeune Front de gauche, il reste cependant conforme au total des voix de la gauche peu ou prou radicale aux deux présidentielles précédentes (11,11 % contre 9 % en 2007 et 13,34 % en 2002) et échoue à s’imposer d’emblée en leader national du vote ouvrier.
Ces réalités sorties des urnes annoncent peut-être d’autres surprises électorales, lors des scrutins législatifs de juin prochain. Les projections prévoient la possibilité de 345 triangulaires imposées par le FN (dont 14 quadrangulaires possibles avec le Front de gauche). Que les premières aient été, dans le passé, tactiquement favorables à la gauche ne saurait faire oublier qu’elles accentueront le basculement, déjà largement engagé, du débat politique sur les thématiques de l’extrême droite.
Quant aux secondes, leur possibilité souligne les divisions d’une gauche qui affiche sa diversité plutôt que son unité, voire ses divergences profondes plutôt que ses discussions fécondes. Pis, d'une gauche qui ne se parle ni ne se rencontre, le candidat socialiste accueillant les soutiens sans descendre de son Aventin présidentiel.

L'avertissement et l'accident

Ce premier tour de l’élection présidentielle résonne donc comme un avertissement pour François Hollande : une victoire à la Pyrrhus le guette s’il ne prend pas suffisamment la mesure du sursaut politique qu’appelle la crise française. La spécificité de celle-ci est sa dimension démocratique qui conditionne la crédibilité et l’efficacité des réponses à ses autres dimensions, financières, économiques et sociales. De scrutin en scrutin, un système politique épuisé ne cesse de mettre en scène le fossé qui se creuse entre le peuple et ses représentants professionnels, entre la masse des citoyens et les politiques de métier, entre le pays et ses élites. Et s’il n’est pas comblé d’urgence, la gauche le paiera au prix fort.
Car ce paysage est le décor favori des politiques réactionnaires qui détournent cette colère en adhésion à des aventures virulentes et autoritaires, fondées sur l’essentialisme d’une nation, de son peuple et de son chef. Or, pour s’installer à demeure, ces passions politiquement néfastes n’ont pas besoin, en France, de rupture violente avec le système institutionnel en place caractérisé par sa faible intensité démocratique. Exception française, le bonapartisme césariste qui inspire notre présidentialisme est d’une dangerosité foncière que la gauche oublie trop souvent à force de s’être résignée à le subir dans l’espoir d’en être parfois bénéficiaire.
« Dangereuses avant moi, elles le seront toujours après » : cette formule prêtée à François Mitterrand sur nos institutions est une mise en garde à l’adresse de ses successeurs de gauche, doublée d’un aveu d’échec ou d’impuissance. Dans le cadre constitutionnel actuel, d’une présidence qui peut s’imposer à tous les autres pouvoirs, qui les dévitalise, les décrédibilise et les démoralise, la gauche peut un temps gouverner, mais elle ne peut durablement réussir. Le présidentialisme l’éloigne de ses bases, l’entraîne sur le terrain de l’adversaire, l’érode et la corrompt. En témoigne de façon flagrante l’évolution ces trente dernières années de son personnel politique, à tous niveaux, bien éloigné dans sa composition sociale des classes populaires majoritaires.
L’alarme du 22 avril, dix ans après l’alerte du 21 avril, nous avertit qu’un accident électoral est toujours possible. Qu’en sera-t-il en 2017, après cinq années de présidence socialiste, de l’état des crises européennes ou mondiales qui nous accablent, tandis que la perdition d’une droite extrémisée et « pétainisée » aura peut-être fait, jusqu’au dernier barreau, la courte échelle à Marine Le Pen ? Qu’en sera-t-il alors que, depuis trente années, le débat politique français, non seulement dans son expression médiatique dominante mais aussi dans son animation intellectuelle et éditoriale, n’a cessé de basculer à droite, cédant le pas aux obsessions de toujours de l’extrême droite ?
Nous avons suffisamment de mémoire pour contredire ceux qui relativisent en mettant le poids du Front national sur le compte d’une tendance européenne momentanée, où l’expression de la crise, de ses souffrances et de ses colères, passerait par un vote protestataire d’extrême droite. Ces raisonnements oublient l’antériorité française en la matière, cette persistance du Front national depuis son premier succès national aux élections européennes de 1984 où sa liste avait obtenu plus de 2 millions de voix (10,95 % des suffrages exprimés). A l’époque, déjà, alors que, depuis un an, des élections locales témoignaient de la renaissance de l’extrême droite française, la classe politique se rassurait à bon compte. C’était donc il y aura bientôt… trente ans.
La logique du bouc émissaire, qui a aujourd’hui droit de cité officiel sous un pouvoir de droite – « identité nationale »,« civilisation supérieure »« musulman d’apparence »,« étrangers trop nombreux », etc. –, prenait ses marques et, déjà, marquait des points. En septembre 1983, après une première percée municipale du Front national à Dreux, les commentaires dominants s’accordaient tous à mettre cet événement sur le compte d’une immigration « incontrôlée »« anarchique »,« criminogène »« clandestine »« sauvage »« proliférante », au choix des expressions qui s’installaient alors dans le langage commun.
L’extrême droite ne serait qu’un effet dont les immigrés seraient la cause, répétaient-ils en boucle. Et bien peu nombreux étaient alors ceux qui s’inquiétaient de cette première victoire lepéniste – non pas provisoirement dans les urnes, mais durablement dans les têtes.

Trente ans en arrière

Si, depuis trente ans, les républicains n’ont pas su enrayer la progression de l’extrême droite, c’est parce qu’ils n’ont pas pris la juste mesure des réponses qu’elle appelait, des réponses radicalement démocratiques et sociales plutôt que des surenchères sécuritaires et xénophobes. En 1984, dans ce qui fut le premier livre consacré à ce que nous avions nommé L’Effet Le Pen, nous avions été deux journalistes du Monde de l’époque à tenter de bousculer, en vain hélas, les certitudes rassurantes d’un monde politique qui, à gauche tout autant qu’à droite, minimisait la signification de la renaissance d’un courant de pensée que la déchéance nationale de Vichy et la perdition coloniale d’Algérie auraient dû définitivement discréditer.
Voici ce que nous écrivions, sous le titre « Un certain état de la France », à propos de « toutes ces analyses (qui) s’empressaient de relativiser le phénomène » :
« Les moins nobles, en l’assimilant à une exaspération locale et circonscrite dont la “cause” aurait été la “surpopulation” immigrée de quelques villes. Les plus opportunistes, en le réduisant à un conjoncturel et classique mouvement de balancier, selon lequel la gauche héritait d’une extrême droite dynamique, comme hier, la droite d’une extrême gauche vivace. Les plus subtiles, enfin, en le renvoyant au passé, n’y voyant qu’une répétition du feu de paille poujadiste des années cinquante. Faisant insidieusement des boucs émissaires désignés par le Front national les fautifs mêmes de sa réussite, ou contemplant avec impuissance une fatalité politique, ou encore se persuadant que la vague s’épuiserait d’elle-même, ces explications étaient toutes trois une façon de se donner bonne conscience.
« Contribuant accessoirement à banaliser M. Le Pen, à le ramener à l’ordre des choses, aucune ne s’interrogeait sur sa modernité, son actualité et sa spécificité. Car si l’on s’accorde à juger dangereuse, pour une démocratie, l’ascension d’un mouvement xénophobe et autoritaire, la question pertinente est bien celle-là ; au-delà de son passé, de ses convictions et de ses projets, que révèle M. Le Pen de l’état de la France, de l’ampleur de sa crise, du délitement de son corps social ? Envisagé sous cet angle, le diagnostic est raisonnablement pessimiste : produit tout à la fois d’une réelle dynamique sociale, d’une mythologie politique et d’une tradition française, l’effet Le Pen a encore de l’avenir devant lui. »
Le citoyen concerné que reste l’observateur journaliste aurait grandement préféré se tromper de pronostic. La citation n’est donc pas là pour témoigner vainement de sa pertinence, mais pour inviter à revenir à l’essentiel, plutôt que de disserter sur la supposée modernité « mariniste » du Front national alors que, du père à sa fille, le sillon creusé est invariable comme l’a montré, après Anne Tristan et son exceptionnel Au Front, paru en 1987, le courageux Bienvenue au Front de Claire Checcaglini, publié au début de cette année. L’essentiel, c’est-à-dire le terreau sur lequel prospère l’idéologie diffusée par l’extrême droite, dont la peur et la haine sont les deux ingrédients de base.
Le rappel de cette longue durée de trente années suffit à démontrer que ce terreau n’est pas l’immigration et l’insécurité comme l’ont cru toutes les politiques qui, à droite et à gauche, ont épousé l’agenda imposé par l’extrême droite. Depuis un gros quart de siècle, et de façon systématique depuis dix ans, les politiques publiques ne sont-elles pas foncièrement sécuritaires et obstinément anti-migratoires, de contrôle et de surveillance des populations et des territoires, des lieux et des flux ? Tant de lois, tant de moyens, tant de discours, et il faudrait, encore et toujours, remettre sur l’établi des politiques qui n’ont cessé d’échouer à panser les plaies sociales et à apaiser notre vie démocratique ?
La vérité, c’est que ce tonneau est percé : il alimente ce qu’il prétend combattre, exacerbe ce qu’il prétend soigner, excite ce qu’il prétend calmer. Dérèglement idéologique des nécessités objectives de souveraineté et de sûreté qui fondent une nation, les obsessions sécuritaires et migratoires alimentent ce qui divise le peuple, montent des populations les unes contre les autres, dressent les Français contre d’autres Français comme l’a amplement démontré la dérive du sarkozysme vers la stigmatisation de l’origine étrangère ou de la croyance musulmane. Il est bien temps d’inverser les priorités, autrement dit de réconcilier la France avec son peuple et les Français avec eux-mêmes en plaçant tout en haut de l’agenda politique l’urgence démocratique et l’exigence sociale.

Le défi de la gauche

Relever cet immense défi démocratique et social incombe à la gauche, dans sa pluralité. Et, de fait, à elle seule. C’est sa responsabilité, son devoir, son obligation. On aurait pu espérer qu’elle soit rejointe par d’autres bonnes volontés républicaines, venues d’autres horizons, tant le sarkozysme fut l’acte de naissance, sous les décombres du gaullisme et de son avatar chiraquien, d’une droite extrême ainsi que Mediapart l’a définitivement qualifié (lire ici et là notre dossier). Mais, à part quelques ralliements individuels sans portée politique, entre un Jean-Jacques Aillagon et une Brigitte Girardin, il faut bien constater que les prétendus gaullistes d’hier ont consenti au reniement de leurs valeurs fondatrices.
Quand les engagements du Conseil national de la Résistance sont piétinés et que la Constitution républicaine elle-même est bafouée, on aurait pu s’attendre à ce que quelques voix fortes s’élèvent dans cette droite dont le bonapartisme foncier a toujours flatté l’esprit grognard. Or, entre approbation soumise et silence embarrassé, rien, rien ou presque si l’on compte les réserves exprimées par la seule ex-ministre des sports, Chantal Jouanno. En liant son sort à celui d’un Nicolas Sarkozy barricadé derrière des frontières qu’il dresse comme autant de murs qui divisent, isolent et blessent, l’ancienne droite républicaine acquiesce à sa défaite idéologique par l’extrême droite.
Quant au centre qu’entend incarner à lui seul François Bayrou, il ne pourra pas indéfiniment faire comme s’il était toujours ailleurs et au-dessus. Placer, au lendemain du premier tour, à même distance le candidat de droite et celui de gauche, celui qui épouse l’agenda de l’extrême droite, voire surenchérit sur son contenu, et celui dont les forces politiques qui le soutiennent s’en démarquent toutes avec clarté, sinon fermeté, est mauvais signe. En prétendant attendre, pour se déterminer d’ici le second tour, les réponses de Nicolas Sarkozy et de François Hollande à ses interpellations, le chef du Modem est à mille lieues de la posture principielle qu’il avait affichée dans sa critique constante de la présidence sortante, et plus près du marchandage politicien.
Il reste à espérer, mais cet espoir s'amoindrit, que le leader centriste, tout comme d'autres personnalités issues de la droite et ayant gouverné aux noms de ses diverses variantes, gaullistes, démo-chrétiennes, libérales, etc., entendent l'adresse que vient de leur lancer notre confrère Jean-François Kahn qui fit campagne pour François Bayrou : « Pour la première fois depuis des lustres, on entend un discours ouvertement pétainiste sortir de la bouche d’un président de la République encore en place. Quoi qu’on pense de son challenger social-démocrate, l’hésitation n’est plus possible, plus tolérable : tous les républicains, tous les démocrates qui refusent, par patriotisme, le discours de guerre civile et de lacération de notre nation commune, qu’ils se réclament de Jaurès, de Clemenceau, de De Gaulle, de Mendes France ou de Robert Schuman, doivent voter de façon à barrer la route à l’apprenti sorcier et à permettre qu’on tourne cette page ».
L’élection présidentielle est un moyen, et non pas une fin. Aucun chèque en blanc, aucun état de grâce n’attend François Hollande s’il l’emporte. Voter pour lui, utiliser massivement le bulletin de vote à son nom, est le moyen aujourd’hui à notre portée pour rendre possible l’avènement des fins démocratiques et sociales qu’exige la crise française. Et ces fins-là dépendront de nous autant que de lui : de nos exigences, de nos vigilances, de nos mobilisations.
Après la présidentielle, l’enjeu des élections législatives sera la pluralité d’une majorité parlementaire qui n’aura plus aucune excuse à son impuissance ou à son immobilisme puisque, pour la première fois sous la Cinquième République, la gauche peut devenir majoritaire dans les deux assemblées, imposer ainsi des réformes décisives jusqu’à la Constitution elle-même, susciter des majorités d’idées en s’émancipant de la soumission à la seule volonté élyséenne.
Il s’agit, tout simplement, de remettre la politique au poste de commande. La politique comme invention permanente, volonté collective et bien commun. Car la politique ne se réduit pas à l’expertise ou à la compétence, comme l’ont trop longtemps imposé les vulgates économiques et financières afin de l’éloigner du contrôle populaire. Au croisement des expériences et des convictions, elle suppose une délibération publique autour d’enjeux partagés et compris, expliqués et validés. Ce n’est pas seulement une pédagogie, des élus au peuple, mais une conversation, entre le peuple et ses représentants. C’est cet imaginaire démocratique qu’il nous faut retrouver, le seul à même de restaurer la confiance, ce climat aussi précieux que mystérieux sans l’avènement duquel il n’y aura jamais de sortie de crise.

Un imaginaire d'égalité

Cet imaginaire démocratique a un nom, et c’est l’égalité. L’égalité, ce mot qui est au centre et au nœud de la devise républicaine. Qui, tout à la fois, l’équilibre et la met en tension. Après tout, la liberté est aussi celle de s’enrichir, donc de créer des inégalités autour de soi. Et la fraternité peut recouvrir la tentation de choisir ses frères, au détriment d’autres hommes. L’égalité est donc au ressort de ce qui caractérise la promesse républicaine entendue comme celle d’une République indissociablement démocratique et sociale.
Cette République-là n’est évidemment pas celle qu’invoquent aujourd’hui conservateurs et réactionnaires après en avoir longtemps rejeté non seulement l’idée mais le mot. La droite maurrassienne, qui a retrouvé ses aises sous le sarkozysme et dont l’idéologue Patrick Buisson s’est fait le passeur, fut monarchiste de naissance, avant de devoir se convertir aux apparences républicaines, sous le poids monstrueux des crimes des droites extrêmes d’Europe. Mais sa foi profonde reste anti-républicaine par refus du principe d’égalité et par défense de l’impératif de réalité.
Comme le rappelle le philosophe Emmanuel Terray dans un récent essai (Penser à droite, Galilée), « la pensée de droite est d’abord un réalisme ». Mais le réel dont se réclame cette droite n’est pas la réalité, forcément évolutive et instable ; c’est plutôt l’existant : la force des choses, le fait acquis, l’ordre établi, et par conséquent ses injustices, ses inégalités, ses désordres.
Son imaginaire est un immobilisme, entre fatalité et résignation, quand celui de l’égalité est un mouvement : un possible qui met en branle, un horizon qu’on cherche à atteindre, la possibilité d’un déplacement et l’espoir d’un changement. Ainsi entendue, l’égalité, ce n’est évidemment pas l’uniformisation ou le nivellement qui, pour le coup, serait une fixité aussi rétrograde que l’ordre conservateur – ce qu’ont démontré les désastres et les crimes des régimes autoritaires s’en réclamant. L’égalité est au principe d’une politique démocratique qui fait droit à l’exigence sociale, d’une politique qui fait confiance à la liberté pour résoudre les tensions inévitables d’une société d’individus, d’aspirations diverses et de conditions différentes.
Egalité des droits, égalité des possibles, égalité devant la loi, égalité devant la santé, égalité devant l’éducation, égalité dans le travail, égalité des territoires, égalité de l’accès aux services publics, égalité dans l’accès à la culture, égalité dans la représentation politique, égalité des origines, des races et des religions, égalité des cultures et des civilisations, égalité des hommes et des femmes, égalité des genres, égalité des sexes et des sexualités, etc. On n’en finirait pas d’énumérer les potentialités libératrices de l’exigence d’égalité pour rassembler et renforcer une société, la nôtre, dont l’expression politique a délaissé plusieurs parties de son peuple qui ne se sentent ni représentées ni écoutées.
C’est sur cet abandon que prolifèrent xénophobie, racisme et autoritarisme, diffusés comme un poison par les forces politiques du fait établi et de l’ordre existant afin de protéger les inégalités et les injustices dont les intérêts minoritaires qu’elles défendent font profit. Pédagogie toujours utile et nécessaire, contrairement à ce que ne cesse de répéter le candidat Nicolas Sarkozy qui les légitime et les cautionne, faire la morale républicaine à celles et ceux qui y succombent ne suffira pas à renverser la tendance, tant la République a pris du retard – malmenée, abîmée, discréditée, défigurée.
« On ne naît pas raciste, on le devient », rappelle Lilian Thuram dans son Manifeste pour l’égalité(Autrement) qui est sans doute le meilleur texte politique paru à l’orée de cette campagne présidentielle, le plus riche et le plus fécond. Combattre droite extrême et extrême droite, les marginaliser et les réduire, suppose d’opposer à leurs passions destructrices, où l’on s’aime de détester ensemble, un imaginaire supérieur. Un imaginaire qui rassemble et rassure, renforce et conforte, ouvre l’horizon et mobilise le changement. Illustré par une vingtaine de contributions de toutes disciplines et porté par sa Fondation Education contre le racisme, le Manifeste de Thuram indique ce chemin de hauteur où se gagne la justice en nous appelant, écrit-il, à « changer nos imaginaires ».
Le lisant, comme un réconfort après l’alarme du 22 avril, on s’est souvenu de l’idéal proclamé par Albert Camus, alors journaliste, dans Combat en 1944 : « Elever ce pays en élevant son langage. »L’exact opposé du « Casse toi, pauv’ con », cette insulte qui résume la présidence sortante, son style et son projet. Et si la politique est un langage, conversation d’un peuple avec lui-même, alors c’est bien là ce qui incombe à la gauche tout entière de réussir : relever la France en refondant sa République.

lundi 23 avril 2012

MEDIAPART donne la parole à Didier PORTE


MediaPorte: «J'exige 12 débats entre les deux tours !»

 | PAR LA RÉDACTION DE MEDIAPART
MediaPorte, saison 2 (23/30)
Ce lundi, Didier Porte avait chaussé ses Ray-Ban pour entrer dans la tête de Nicolas Sarkozy...
Vous êtes invités à l'enregistrement de cette chronique, tous les lundis à 9h15 au "138", 138, rue du Faubourg-Saint-Antoine, 75012 Paris. Entrée libre et gratuite.

L'inquiétante montée du FN


Amis lecteurs, voici une  bonne analyse de MEDIAPART sur la montée du FN et la stratégie de sa présidente.

Pour info, je suis inquiet et surpris du score du FN dans mon village vendéen (plus de 18 %), alors qu'il n'y a pas d'insécurité dans ce bourg tranquille. 

La stratégie gagnante de Marine Le Pen

 | PAR MARINE TURCHI

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Elle est partie en campagne bien avant les autres. Un an avant son rival Nicolas Sarkozy. Des réunions militantes aux quatre coins de la France, d'abord pour convaincre ses adhérents, dans la course pour la présidence du Front national qui l'opposait à Bruno Gollnisch, dès septembre 2010. Puis des meetings hebdomadaires, dès son intronisation à la tête du FN, en janvier 2011.
Dimanche, Marine Le Pen a donc logiquement réuni plus de 18 % des voix au premier tour, quand les sondages la créditaient de 15 à 16 %. N'avait-elle pas, il y a quelques jours, annoncé une« surprise » (lire notre article) ? « J'ai été le centre de gravité de cette campagne », se félicitait-elle dans un entretien au Monde, le 12 avril. « J'ai bien fait de la commencer tôt, il y a dix-huit mois. Cela m'a permis de porter toute une série de thèmes qui n'auraient pas été abordés si j'avais démarré ma campagne au dernier moment. Entre Schengen, les problèmes des délocalisations, le produire français, l'euro, la laïcité, le fondamentalisme, le halal, j'ai forcé les autres à prendre position. »
Dans ce même entretien, Marine Le Pen affirmait se « voir à plus de 20 % » et répétait son “objectif”: « arriver au second tour ». Certes, elle ne se qualifie pas pour le second tour, mais elle dépasse le score de son père en 2002 (16,86 % au premier tour). Inaudible pendant plusieurs mois car tiraillée entre parti anti-système et désir de normalisation, elle est revenue ces dernières semaines à ses fondamentaux : l’anti-système, l’islam, l’immigration, la sécurité. Avec deux électorats en ligne de mire : les électeurs de droite déçus de Nicolas Sarkozy et les abstentionnistes. Stratégie gagnante.
En mars 2011, lors d'un déplacement dans le Var (lire notre reportage ici), nous lui demandions si elle n'était pas partie trop tôt en campagne. « Il y a plein de thèmes que je veux aborder : l'école, l'éducation, la recherche, l'écologie. Je tiens quatorze mois sans problème moi !» avait-elle répondu, en affichant une grande sérénité, assise sur le canapé rouge de sa loge. « La politique, c'est l'art de la répétition », expliquait-elle. La présidente du FN venait d'enchaîner deux conférences de presse, une réunion avec les militants, un meeting à deux endroits différents. Elle était la veille à Perpignan (Pyrénées-Orientales) et repartait le lendemain sur l'île de Lampedusa, en Italie. C'est ce rythme que Marine Le Pen a imposé, dès 2010, passant rapidement, courant 2011, à un meeting chaque dimanche et une conférence de presse hebdomadaire, retransmise en live.
Parallèlement, la candidate frontiste a réussi une gigantesque OPA médiatique sur le débat public, OPA que Mediapart a dénoncé dès décembre 2010. Combien de week-ends Marine Le Pen a-t-elle confisqué médiatiquement à ses adversaires ? Exemples : le 10 décembre 2010, avec sa sortie sur les prières dans la rue, le 14 janvier 2011 avec son intronisation au congrès du FN à Tours, le 5 mars 2011, avec la publication du sondage Harris la donnant en tête des intentions de vote du premier tour de la présidentielle.
Et puis il y a eu ce « basculement » dans l'opinion, entre fin 2010 et début 2011. C'est ce qu'a révélé une minutieuse étude (« Le Point de rupture. Enquête sur les ressorts du vote FN dans les milieux populaires » – décryptée ici par Mediapart), réalisée par Jérôme Fourquet (directeur adjoint du département Opinion à l'Ifop) et Alain Mergier (sociologue et dirigeant de l'institut WEI). Cette enquête a mis en évidence la corrélation d'un cocktail explosif : « insécurité économique » et « sentiment d'insécurité physique ». Le « succès » de Marine Le Pen dans ces milieux s’expliquerait donc par son « monopole » sur la réponse à cette« demande populaire » de « protection ».
Ce basculement, Mediapart a eu l'occasion de le constater lors de très nombreux reportages, sur fond de crise économique et sociale. Nous avons pu mesurer à quel point les idées frontistes, relayées en partie par le candidat UMP, avaient infusé, ou même progressé, lorsque nous revenions, plusieurs mois plus tard au même endroit. Lors de notre série sur les classes moyennes et les oubliés (Volet 1volet 2) : ces ouvriers ou employés qui gagnent le Smic ou un peu plus, cette France qui se lève – très – tôt, qui a voté en masse pour Nicolas Sarkozy en 2007, avant de déchanter. En Seine-et-Marne, où la vague frontiste, autrefois cantonnée aux petits villages, gagne La Ferté-sous-Jouarre (lire notre reportage). En Moselle, où les frontistes tractent à la sortie des usines et où « la peur du FN n'existe plus », comme nous le confiait le maire PS de Metz (lire nos reportages en septembre 2011 et en décembre 2011).
Dans le Val-d'Oise rural, où le vote FN est un vote de protection (lire notre reportage). Dans le Sud-Est, où la Droite populaire, collectif droitier de l'UMP, loin d'être une « digue » face au lepénisme, a été une passerelle (lire notre enquête et notre portraitde Thierry Mariani). Dans le Pas-de-Calais, où les affaires du PS et l'implantation de Marine Le Pen ont fait du Front national la deuxième force politique du département (lire nos reportages à Arras en mars 2011 et avril 2012 ainsi que notre dossier “Hénin-Beaumont” dans l'onglet Prolonger).

« Faire exploser l'UMP »

Marine Le Pen dimanche soirMarine Le Pen dimanche soir© Reuters
Dimanche, le Front national est arrivé en tête dans le Gard (25,51 %). Il est deuxième dans le Nord-Pas-de-Calais (25,53 %), où il gagne 180 000 voix par rapport à 2007 (tandis que Nicolas Sarkozy en perd 110 000 et Hollande en gagne 50 000). Les cantonales de mars 2011 avaient mis en lumière cette consolidation du FN (lire nos analyses de ces percées ici et ). Un vote FN devenu “tout-terrain” : qui progresse (Est, Val-d'Oise, Val-de-Marne), s'installe (Nord, Sud-Est), et s'invite aussi hors de ses terres traditionnelles (zones rurales, Ouest, Centre). A l'occasion de nos douze reportages lors de ces élections, nous avions établi le même constat, partout : le FN s'enracine (voir la carte de nos reportages).
Marine Le Pen a capté une grande partie des classes populaires, délaissées par la gauche, et grignote les classes moyennes, mécontentes du quinquennat Sarkozy. Dimanche, à l'Equinoxe, dans le sud de Paris, les proches de la candidate se réjouissaient :« On a explosé la baudruche Mélenchon. » Pendant la campagne, elle n'a eu de cesse, malgré l'opposition du Front de gauche (lire notre article sur la riposte au FN), de se présenter aux côtés des ouvriers et de prétendre que le FN était devenu « le parti des ouvriers » (une supercherie que nous avons démontée dans deux enquêtes ici et ).
Il n'empêche. Le vote FN était un vote de sanction, il tend à devenir un vote d'adhésion. L'une des conséquences de la prétendue « dédiabolisation » affichée par Marine Le Pen. Un habillage de façade, doublé d'une habile stratégie de communication (lire notre enquête). Car derrière, rien n'a changé. Ni les idées (comme Mediapart l'a démontré dans ce décryptage minutieux de son projet), ni l'entourage (lire notre enquête sur les réseaux obscurs de Marine Le Pen), ni la xénophobie de ce parti (comme l'a démontré le livre d'une journaliste infiltrée huit mois).Les réactions frontistes aux attentats d'Oslo, le bal de Vienne (lire notre récit), les déclarations de Jean-Marie Le Pen tout au long de la campagne (de Brasillach à la comparaison sur Nuremberg), tous ces épisodes ont montré combien la normalisation du FN était impossible.
Si Marine Le Pen dépasse les 18 % au premier tour, c'est aussi parce que le siphonnage des voix du FN par l'UMP n'a pas fonctionné, contrairement à 2007, où Jean-Marie Le Pen avait été relégué à 10,14 % des voix. Sa fille récupère les déçus de Nicolas Sarkozy, tout comme ceux qui ont préféré l'original à la copie. La stratégie de droitisation de l'UMP s'est, au premier tour en tout cas, retournée contre le candidat UMP (lire notre onglet Prolonger).« Ça marche une fois, pas deux... », nous expliquait la présidente du FN en mars 2011. « C'est Nicolas Sarkozy qui a changé, pas les électeurs », souriait-elle. A l'époque, elle établissait le constat suivant, en se frottant les mains : « Nicolas Sarkozy ne remontera pas. Sa parole est démonétisée, il suscite un rejet. Il a réussi le tour de force de décevoir tout le monde. Il organise l'injustice sociale, c'est la droite décomplexée... du pognon. »
Dimanche, Florian Philippot, son directeur de campagne, se félicitait lui aussi devant les médias : « Nicolas Sarkozy a voulu parler à la France silencieuse qui ne l’a visiblement pas entendu parce que la seule à avoir parlé à cette France-là, c’est Marine et depuis longtemps. Ce que l’on sait ce soir, c’est que dans les années à venir, Marine Le Pen sera là contrairement à d’autres. »
« Si le second tour oppose Nicolas Sarkozy et François Hollande, je ne donnerai pas de consigne de vote », avait prévenu la présidente du FN.  Un « ni Hollande, ni Sarkozy » qu'elle martèlera à l'occasion du rassemblement de son parti en l'honneur de Jeanne d'Arc, le 1er mai, place des Pyramides à Paris. Selon les cadres du parti, Le Pen souhaite désormais se positionner comme la « chef de l'opposition ».
Mais la présidente du FN rêve surtout de « faire exploser l'UMP ».« L'UMP va se désintégrer. Le FN va désormais incarner la vraie droite », pronostiquait dimanche Wallerand de Saint Just, l'avocat du FN. Cela passe par le “troisième tour” que Marine Le Pen attend : les élections législatives, le 10 juin. Le FN espère être présent au second tour dans au moins 100 circonscriptions. Très implantée à Hénin-Beaumont, où elle a choisi, contre l'avis d'une partie de son équipe, de tenir plusieurs meetings et conférences de presse durant les dernières semaines de la campagne, Marine Le Pen compte bien devenir elle-même députée dans la onzième circonscription du Pas-de-Calais.
La présidente du FN tentera de contraindre l'aile droite de la majorité à s'allier avec elle, sous ses conditions, en misant sur la peur de certains députés UMP de perdre leur siège. Le 18 avril, Louis Aliot, numéro deux du parti, annonçait déjà que le Front national pourrait devenir le « Rassemblement Bleu Marine » en associant des souverainistes et des indépendants. Le lendemain, le souverainiste Paul-Marie Coûteaux, l'un de ses porte-parole, lançait un appel « aux patriotes de l'UMP, aux gaullistes floués du RPR, à tous les souverainistes aujourd'hui dispersés » pour qu'ils rejoignent la candidate frontiste.
Pour Sylvain Crépon, chercheur à l'université Paris-Ouest-Nanterre, spécialiste de l'extrême droite, et auteur d’une Enquête au cœur du nouveau Front national (éd. Nouveau Monde, mars 2012), « si elle change de nom, elle peut tourner la page de Jean-Marie Le Pen et de l’extrême droite et tenter de se positionner comme un parti néo-populiste un peu sur le modèle néerlandais ou suisse » (lire notre entretien). « Un groupe à l'Assemblée, non », dit-il. Mais « Semer la zizanie à l'UMP », oui.