« On nous vendra pour 1 euro symbolique à Veolia »
Yves Freymann, ouvrier et délégué du personnel, milite pour que leur métier soit enfin reconnu pénible et dangereux.© Noémie RousseauCe soir, ils n'auront pas fini le chantier sur lequel ils travaillent, comme souvent. Alors ils essuieront des
« réflexions », on les soupçonnera d'avoir
« fait trop de pauses », d'avoir
« écourté la journée ». Et puis, ils ne percevront pas la totalité de leur prime. Ce n'est jamais arrivé d'ailleurs. Sur 1500 euros, le plus âgé d'entre eux, Jean-Claude Collin, a touché 130 euros de prime l'année dernière, les autres entre 350 et 400 euros. Leurs rendements sont tellement bas que des collègues de Normandie se sont cotisés pour leur offrir de vraies primes.
Les sanctions, le forestier Claude Ammerich y a eu droit aussi. Il est délégué syndical et se dit « puni », « pris pour cible », « sanctionné en raison de son engagement syndical ». Il a gardé toutes ses notations. Alors qu'il est jugé « bon » presque partout en 2001, en 2003 la quasi-totalité de ses compétences sont « à développer ». Revirement l'année suivante. Une constante : le manque de rigueur administrative. C'est qu'il boycotte la « comptabilité analytique » qui consiste à décrire sa journée heure par heure sur le papier. Parce que le forestier est de moins en moins sur le terrain. Sa note, quand elle ne régresse pas, progresse à peine. Dur quand on vit dans sa forêt, qu'on est passionné. Dur à la fin du mois aussi.
Chaque année, Claude Ammerich a contesté sa notation. Des lettres restées sont réponse.© Noémie RousseauAujourd'hui, à 60 ans, il touche 1400 euros par mois et dispose d'un logement de fonction ainsi que d'une prime de performances. Prime qui souffre d'une
« modulation négative » (–5%) depuis 2003, en raison de sa
« manière de servir (qui) comporte encore de nombreuses lacunes » (selon les termes de la lettre de l'Agence forestière, que Mediapart a pu consulter). En trente ans de service, le salaire de l'ouvrier Jean-Claude Collin a augmenté de 120 euros.
« Quand je suis revenu après un accident du travail, demandant une adaptation de poste, on m'a dit : si tu ne peux plus faire le boulot, faut arrêter. Avant on disait ouvrier cassé, ouvrier reclassé. Maintenant ils nous enfoncent avant de nous licencier », se désole-t-il.
Ils n'ont pas eu de visite médicale depuis 2008, n'ont jamais eu les radios régulières des poumons qu'ils réclament en raison des émanations de carburant et des particules de sciure, cancérigènes, qu'ils inhalent toute la journée. Tous souffrent de la gorge. Leur métier n'est même pas reconnu comme pénible et dangereux, ils ne bénéficient donc pas de la retraite à 55 ans. «Physiquement et moralement, on le ressent... on est usés. » Et inquiets. On leur répète que « les caisses sont vides » mais ils voient arriver de nouveaux téléphones, des bureaux flambant neufs, des voitures, des outils... Un mauvais présage, selon eux : « Quand on veut vendre, on vire les vieux et on achète du nouveau matériel. On nous vendra pour 1 euro symbolique à Veolia. »
Les ouvriers et agents patrimoniaux n'ont rien à envier au personnel des bureaux. A l'ONF, « les secrétaires pleurent tous les jours, les gens prennent des calmants, sont sous antidépresseurs », explique une salariée du troisième pôle de l'ONF : l'administratif. 90% du personnel y est féminin, mais l'encadrement est presque exclusivement masculin. La CGT-Forêt a lancé une enquête sur la discrimination des femmes à l'ONF.
La conclusion est sans appel : les femmes se sentent dévalorisées, le manque de reconnaissance est dévastateur. « Il y a une scission entre technique et administratif, nous avons toujours été considérées comme du personnel de soutien pour les techniciens, les hommes. Eux prennent conscience qu'on ne sert pas à rien, car avec la baisse des effectifs on leur demande de plus en plus d'accomplir nos tâches.»
Elle parle d'un « trop-plein » de stress, de frustrations. « Les managers sont d'anciens ingénieurs des Ponts et Forêts, promus sans aucune formation en ressources humaines. Récemment, la majorité a refusé d'assister à une formation sur les risques psychosociaux, considérant que c'était une perte de temps. » La jeune femme raconte : les mails incessants, le harcèlement, la peur, le travail qu'on jette à la figure en vous le rendant quand le supérieur ne se l'approprie pas en remplaçant le nom de l'auteur par le sien. « Il n'y a pas une politique de casse des individus instituée à l'ONF mais un laisser-faire et c'est pire. L'ONF est malade, malade d'incompétence, malade d'un système qui est à l'opposé de ce qu'il faut faire. »
Le directeur général, Pascal Viné, se dit « bouleversé par le décès de collègues » et « préoccupé par la perte de repères » qui frappe les agents de l'ONF : « La réforme a laissé des traces et dix ans après, elle n'est toujours pas cicatrisée. » Pour autant, il n'en conteste pas le bien-fondé et la nécessité. Un audit socio-organisationnel a tout de même été lancé. Le nombre d'assistantes sociales va doubler, un numéro vert a été mis en place. Le directeur général s'est engagé auprès du ministre de l'agriculture, Bruno Le Maire, à proposer fin août un plan de prévention des suicides en lien avec celui qui sera lancé pour les paysans. « Il y a une prise de conscience, c'est un premier pas mais ce sont toujours les mêmes politiques à l'œuvre », soupire le syndicaliste Philippe Berger.
Et Pascal Viné de marteler : « La gestion des ressources humaines est une question qu'il faut remettre au premier plan à l'ONF. »Pourtant, sur les 55 pages du contrat, deux y sont consacrées.