Voici un excellent éditorial d'Eddy Plenel, de MEDIAPART
Alarme, citoyens !
24 AVRIL 2012 |
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Après l’alerte du 21 avril 2002, voici donc l’alarme du 22 avril 2012. Loin de la réduire, l’indolence de Jacques Chirac puis la virulence de Nicolas Sarkozy ont alourdi l’hypothèque de l’extrême droite sur la vie publique française. Que la progression des idées et des voix du Front national soit à porter au débit des dix années de pouvoir sans partage de la droite à l’Elysée, au gouvernement et au Parlement, c’est l’évidence. Mais que la gauche ne saurait s’en satisfaire en est une autre. Car le défi qui l’attend est d’autant plus immense : relever la France d’une déchéance politique annoncée, en refondant une République authentiquement démocratique et sociale.
Tel est l’enjeu du second tour de cette élection présidentielle, de son résultat comme de l’exigence qu’il portera : ne plus seulement battre Nicolas Sarkozy par l’automatisme du rejet, mais l’emporter par une dynamique d’adhésion. Autrement dit lier indissolublement l’alternance nécessaire à l’exigence d’une alternative aux politiques qui, depuis trente ans, ont échoué à enrayer la dérive de la France vers l’aggravation des inégalités et des injustices, doublée des diversions réactionnaires que sont la politique de la peur (du monde et de l’étranger) et la chasse aux boucs émissaires (immigrés et musulmans).
L’espoir d’un échec du président sortant au soir du 6 mai par K.O. technique, fondé sur l’évaluation des reports de voix du premier tour, est assurément rationnel. Derrière la diversité des choix électoraux, les résultats du premier tour portent un référendum anti-Sarkozy dont témoignent aussi bien les motivations des électeurs frontistes que les calculs de l’état-major lepéniste qui rêve d’une implosion de l’UMP à son profit. Mais, politiquement, transformer cette probabilité en certitude relève de l’insouciance tant l’histoire à venir n’est jamais totalement écrite, entre aléas électoraux et volatilité des suffrages. Que n’a-t-on dit, ces dernières semaines, à propos de l’OPA de l’UMP sur les voix du FN ou de l’irrésistible percée du Front de gauche, qui fut démenti au soir du 22 avril ?
Surtout, aussi probable soit-elle, une victoire de François Hollande surviendra dans un paysage électoral dont les tendances lourdes ne sont pas favorables à la gauche, notamment socialiste, qui profite d’un rejet plutôt qu’elle ne bénéficie d’une adhésion. Jamais l’extrême droite n’a obtenu autant de voix à un scrutin national (près de 6,5 millions) et jamais elle n’a été aussi forte dans l’électorat ouvrier (autour de 30 % selon certaines enquêtes). De plus, survenue alors que la droite s’est extrémisée, reprenant ses thématiques xénophobes et islamophobes, la progression de Marine Le Pen n’a pas empêché Nicolas Sarkozy de se maintenir à un score honorable de premier tour (27,18 %), à seulement 1,45 point d’écart, soit 500 000 voix, de son concurrent socialiste (28,63 %).
François Hollande est certes en tête du premier tour, ce qui est inédit pour l’adversaire d’un président sortant – qu’il soit de gauche (Mitterrand contre de Gaulle en 1965 et contre Giscard en 1981) ou de droite (Chirac contre Mitterrand en 1988) –, mais il ne profite pas d’une mobilisation supplémentaire des électeurs face à la mutation extrémiste de l’UMP durant la campagne. De surcroît, il ne réussit pas à mobiliser les gros bataillons des classes populaires en sa faveur. Quant au score de Jean-Luc Mélenchon, succès indéniablement prometteur pour le jeune Front de gauche, il reste cependant conforme au total des voix de la gauche peu ou prou radicale aux deux présidentielles précédentes (11,11 % contre 9 % en 2007 et 13,34 % en 2002) et échoue à s’imposer d’emblée en leader national du vote ouvrier.
François Hollande est certes en tête du premier tour, ce qui est inédit pour l’adversaire d’un président sortant – qu’il soit de gauche (Mitterrand contre de Gaulle en 1965 et contre Giscard en 1981) ou de droite (Chirac contre Mitterrand en 1988) –, mais il ne profite pas d’une mobilisation supplémentaire des électeurs face à la mutation extrémiste de l’UMP durant la campagne. De surcroît, il ne réussit pas à mobiliser les gros bataillons des classes populaires en sa faveur. Quant au score de Jean-Luc Mélenchon, succès indéniablement prometteur pour le jeune Front de gauche, il reste cependant conforme au total des voix de la gauche peu ou prou radicale aux deux présidentielles précédentes (11,11 % contre 9 % en 2007 et 13,34 % en 2002) et échoue à s’imposer d’emblée en leader national du vote ouvrier.
Ces réalités sorties des urnes annoncent peut-être d’autres surprises électorales, lors des scrutins législatifs de juin prochain. Les projections prévoient la possibilité de 345 triangulaires imposées par le FN (dont 14 quadrangulaires possibles avec le Front de gauche). Que les premières aient été, dans le passé, tactiquement favorables à la gauche ne saurait faire oublier qu’elles accentueront le basculement, déjà largement engagé, du débat politique sur les thématiques de l’extrême droite.
Quant aux secondes, leur possibilité souligne les divisions d’une gauche qui affiche sa diversité plutôt que son unité, voire ses divergences profondes plutôt que ses discussions fécondes. Pis, d'une gauche qui ne se parle ni ne se rencontre, le candidat socialiste accueillant les soutiens sans descendre de son Aventin présidentiel.
L'avertissement et l'accident
Ce premier tour de l’élection présidentielle résonne donc comme un avertissement pour François Hollande : une victoire à la Pyrrhus le guette s’il ne prend pas suffisamment la mesure du sursaut politique qu’appelle la crise française. La spécificité de celle-ci est sa dimension démocratique qui conditionne la crédibilité et l’efficacité des réponses à ses autres dimensions, financières, économiques et sociales. De scrutin en scrutin, un système politique épuisé ne cesse de mettre en scène le fossé qui se creuse entre le peuple et ses représentants professionnels, entre la masse des citoyens et les politiques de métier, entre le pays et ses élites. Et s’il n’est pas comblé d’urgence, la gauche le paiera au prix fort.
Car ce paysage est le décor favori des politiques réactionnaires qui détournent cette colère en adhésion à des aventures virulentes et autoritaires, fondées sur l’essentialisme d’une nation, de son peuple et de son chef. Or, pour s’installer à demeure, ces passions politiquement néfastes n’ont pas besoin, en France, de rupture violente avec le système institutionnel en place caractérisé par sa faible intensité démocratique. Exception française, le bonapartisme césariste qui inspire notre présidentialisme est d’une dangerosité foncière que la gauche oublie trop souvent à force de s’être résignée à le subir dans l’espoir d’en être parfois bénéficiaire.
« Dangereuses avant moi, elles le seront toujours après » : cette formule prêtée à François Mitterrand sur nos institutions est une mise en garde à l’adresse de ses successeurs de gauche, doublée d’un aveu d’échec ou d’impuissance. Dans le cadre constitutionnel actuel, d’une présidence qui peut s’imposer à tous les autres pouvoirs, qui les dévitalise, les décrédibilise et les démoralise, la gauche peut un temps gouverner, mais elle ne peut durablement réussir. Le présidentialisme l’éloigne de ses bases, l’entraîne sur le terrain de l’adversaire, l’érode et la corrompt. En témoigne de façon flagrante l’évolution ces trente dernières années de son personnel politique, à tous niveaux, bien éloigné dans sa composition sociale des classes populaires majoritaires.
L’alarme du 22 avril, dix ans après l’alerte du 21 avril, nous avertit qu’un accident électoral est toujours possible. Qu’en sera-t-il en 2017, après cinq années de présidence socialiste, de l’état des crises européennes ou mondiales qui nous accablent, tandis que la perdition d’une droite extrémisée et « pétainisée » aura peut-être fait, jusqu’au dernier barreau, la courte échelle à Marine Le Pen ? Qu’en sera-t-il alors que, depuis trente années, le débat politique français, non seulement dans son expression médiatique dominante mais aussi dans son animation intellectuelle et éditoriale, n’a cessé de basculer à droite, cédant le pas aux obsessions de toujours de l’extrême droite ?
Nous avons suffisamment de mémoire pour contredire ceux qui relativisent en mettant le poids du Front national sur le compte d’une tendance européenne momentanée, où l’expression de la crise, de ses souffrances et de ses colères, passerait par un vote protestataire d’extrême droite. Ces raisonnements oublient l’antériorité française en la matière, cette persistance du Front national depuis son premier succès national aux élections européennes de 1984 où sa liste avait obtenu plus de 2 millions de voix (10,95 % des suffrages exprimés). A l’époque, déjà, alors que, depuis un an, des élections locales témoignaient de la renaissance de l’extrême droite française, la classe politique se rassurait à bon compte. C’était donc il y aura bientôt… trente ans.
La logique du bouc émissaire, qui a aujourd’hui droit de cité officiel sous un pouvoir de droite – « identité nationale »,« civilisation supérieure », « musulman d’apparence »,« étrangers trop nombreux », etc. –, prenait ses marques et, déjà, marquait des points. En septembre 1983, après une première percée municipale du Front national à Dreux, les commentaires dominants s’accordaient tous à mettre cet événement sur le compte d’une immigration « incontrôlée », « anarchique »,« criminogène », « clandestine », « sauvage », « proliférante », au choix des expressions qui s’installaient alors dans le langage commun.
L’extrême droite ne serait qu’un effet dont les immigrés seraient la cause, répétaient-ils en boucle. Et bien peu nombreux étaient alors ceux qui s’inquiétaient de cette première victoire lepéniste – non pas provisoirement dans les urnes, mais durablement dans les têtes.
Trente ans en arrière
Si, depuis trente ans, les républicains n’ont pas su enrayer la progression de l’extrême droite, c’est parce qu’ils n’ont pas pris la juste mesure des réponses qu’elle appelait, des réponses radicalement démocratiques et sociales plutôt que des surenchères sécuritaires et xénophobes. En 1984, dans ce qui fut le premier livre consacré à ce que nous avions nommé L’Effet Le Pen, nous avions été deux journalistes du Monde de l’époque à tenter de bousculer, en vain hélas, les certitudes rassurantes d’un monde politique qui, à gauche tout autant qu’à droite, minimisait la signification de la renaissance d’un courant de pensée que la déchéance nationale de Vichy et la perdition coloniale d’Algérie auraient dû définitivement discréditer.
Voici ce que nous écrivions, sous le titre « Un certain état de la France », à propos de « toutes ces analyses (qui) s’empressaient de relativiser le phénomène » :
« Contribuant accessoirement à banaliser M. Le Pen, à le ramener à l’ordre des choses, aucune ne s’interrogeait sur sa modernité, son actualité et sa spécificité. Car si l’on s’accorde à juger dangereuse, pour une démocratie, l’ascension d’un mouvement xénophobe et autoritaire, la question pertinente est bien celle-là ; au-delà de son passé, de ses convictions et de ses projets, que révèle M. Le Pen de l’état de la France, de l’ampleur de sa crise, du délitement de son corps social ? Envisagé sous cet angle, le diagnostic est raisonnablement pessimiste : produit tout à la fois d’une réelle dynamique sociale, d’une mythologie politique et d’une tradition française, l’effet Le Pen a encore de l’avenir devant lui. »
Le citoyen concerné que reste l’observateur journaliste aurait grandement préféré se tromper de pronostic. La citation n’est donc pas là pour témoigner vainement de sa pertinence, mais pour inviter à revenir à l’essentiel, plutôt que de disserter sur la supposée modernité « mariniste » du Front national alors que, du père à sa fille, le sillon creusé est invariable comme l’a montré, après Anne Tristan et son exceptionnel Au Front, paru en 1987, le courageux Bienvenue au Front de Claire Checcaglini, publié au début de cette année. L’essentiel, c’est-à-dire le terreau sur lequel prospère l’idéologie diffusée par l’extrême droite, dont la peur et la haine sont les deux ingrédients de base.
Le rappel de cette longue durée de trente années suffit à démontrer que ce terreau n’est pas l’immigration et l’insécurité comme l’ont cru toutes les politiques qui, à droite et à gauche, ont épousé l’agenda imposé par l’extrême droite. Depuis un gros quart de siècle, et de façon systématique depuis dix ans, les politiques publiques ne sont-elles pas foncièrement sécuritaires et obstinément anti-migratoires, de contrôle et de surveillance des populations et des territoires, des lieux et des flux ? Tant de lois, tant de moyens, tant de discours, et il faudrait, encore et toujours, remettre sur l’établi des politiques qui n’ont cessé d’échouer à panser les plaies sociales et à apaiser notre vie démocratique ?
La vérité, c’est que ce tonneau est percé : il alimente ce qu’il prétend combattre, exacerbe ce qu’il prétend soigner, excite ce qu’il prétend calmer. Dérèglement idéologique des nécessités objectives de souveraineté et de sûreté qui fondent une nation, les obsessions sécuritaires et migratoires alimentent ce qui divise le peuple, montent des populations les unes contre les autres, dressent les Français contre d’autres Français comme l’a amplement démontré la dérive du sarkozysme vers la stigmatisation de l’origine étrangère ou de la croyance musulmane. Il est bien temps d’inverser les priorités, autrement dit de réconcilier la France avec son peuple et les Français avec eux-mêmes en plaçant tout en haut de l’agenda politique l’urgence démocratique et l’exigence sociale.
Le défi de la gauche
Relever cet immense défi démocratique et social incombe à la gauche, dans sa pluralité. Et, de fait, à elle seule. C’est sa responsabilité, son devoir, son obligation. On aurait pu espérer qu’elle soit rejointe par d’autres bonnes volontés républicaines, venues d’autres horizons, tant le sarkozysme fut l’acte de naissance, sous les décombres du gaullisme et de son avatar chiraquien, d’une droite extrême ainsi que Mediapart l’a définitivement qualifié (lire ici et là notre dossier). Mais, à part quelques ralliements individuels sans portée politique, entre un Jean-Jacques Aillagon et une Brigitte Girardin, il faut bien constater que les prétendus gaullistes d’hier ont consenti au reniement de leurs valeurs fondatrices.
Quand les engagements du Conseil national de la Résistance sont piétinés et que la Constitution républicaine elle-même est bafouée, on aurait pu s’attendre à ce que quelques voix fortes s’élèvent dans cette droite dont le bonapartisme foncier a toujours flatté l’esprit grognard. Or, entre approbation soumise et silence embarrassé, rien, rien ou presque si l’on compte les réserves exprimées par la seule ex-ministre des sports, Chantal Jouanno. En liant son sort à celui d’un Nicolas Sarkozy barricadé derrière des frontières qu’il dresse comme autant de murs qui divisent, isolent et blessent, l’ancienne droite républicaine acquiesce à sa défaite idéologique par l’extrême droite.
Quant au centre qu’entend incarner à lui seul François Bayrou, il ne pourra pas indéfiniment faire comme s’il était toujours ailleurs et au-dessus. Placer, au lendemain du premier tour, à même distance le candidat de droite et celui de gauche, celui qui épouse l’agenda de l’extrême droite, voire surenchérit sur son contenu, et celui dont les forces politiques qui le soutiennent s’en démarquent toutes avec clarté, sinon fermeté, est mauvais signe. En prétendant attendre, pour se déterminer d’ici le second tour, les réponses de Nicolas Sarkozy et de François Hollande à ses interpellations, le chef du Modem est à mille lieues de la posture principielle qu’il avait affichée dans sa critique constante de la présidence sortante, et plus près du marchandage politicien.
Il reste à espérer, mais cet espoir s'amoindrit, que le leader centriste, tout comme d'autres personnalités issues de la droite et ayant gouverné aux noms de ses diverses variantes, gaullistes, démo-chrétiennes, libérales, etc., entendent l'adresse que vient de leur lancer notre confrère Jean-François Kahn qui fit campagne pour François Bayrou : « Pour la première fois depuis des lustres, on entend un discours ouvertement pétainiste sortir de la bouche d’un président de la République encore en place. Quoi qu’on pense de son challenger social-démocrate, l’hésitation n’est plus possible, plus tolérable : tous les républicains, tous les démocrates qui refusent, par patriotisme, le discours de guerre civile et de lacération de notre nation commune, qu’ils se réclament de Jaurès, de Clemenceau, de De Gaulle, de Mendes France ou de Robert Schuman, doivent voter de façon à barrer la route à l’apprenti sorcier et à permettre qu’on tourne cette page ».
L’élection présidentielle est un moyen, et non pas une fin. Aucun chèque en blanc, aucun état de grâce n’attend François Hollande s’il l’emporte. Voter pour lui, utiliser massivement le bulletin de vote à son nom, est le moyen aujourd’hui à notre portée pour rendre possible l’avènement des fins démocratiques et sociales qu’exige la crise française. Et ces fins-là dépendront de nous autant que de lui : de nos exigences, de nos vigilances, de nos mobilisations.
Après la présidentielle, l’enjeu des élections législatives sera la pluralité d’une majorité parlementaire qui n’aura plus aucune excuse à son impuissance ou à son immobilisme puisque, pour la première fois sous la Cinquième République, la gauche peut devenir majoritaire dans les deux assemblées, imposer ainsi des réformes décisives jusqu’à la Constitution elle-même, susciter des majorités d’idées en s’émancipant de la soumission à la seule volonté élyséenne.
Il s’agit, tout simplement, de remettre la politique au poste de commande. La politique comme invention permanente, volonté collective et bien commun. Car la politique ne se réduit pas à l’expertise ou à la compétence, comme l’ont trop longtemps imposé les vulgates économiques et financières afin de l’éloigner du contrôle populaire. Au croisement des expériences et des convictions, elle suppose une délibération publique autour d’enjeux partagés et compris, expliqués et validés. Ce n’est pas seulement une pédagogie, des élus au peuple, mais une conversation, entre le peuple et ses représentants. C’est cet imaginaire démocratique qu’il nous faut retrouver, le seul à même de restaurer la confiance, ce climat aussi précieux que mystérieux sans l’avènement duquel il n’y aura jamais de sortie de crise.
Un imaginaire d'égalité
Cet imaginaire démocratique a un nom, et c’est l’égalité. L’égalité, ce mot qui est au centre et au nœud de la devise républicaine. Qui, tout à la fois, l’équilibre et la met en tension. Après tout, la liberté est aussi celle de s’enrichir, donc de créer des inégalités autour de soi. Et la fraternité peut recouvrir la tentation de choisir ses frères, au détriment d’autres hommes. L’égalité est donc au ressort de ce qui caractérise la promesse républicaine entendue comme celle d’une République indissociablement démocratique et sociale.
Cette République-là n’est évidemment pas celle qu’invoquent aujourd’hui conservateurs et réactionnaires après en avoir longtemps rejeté non seulement l’idée mais le mot. La droite maurrassienne, qui a retrouvé ses aises sous le sarkozysme et dont l’idéologue Patrick Buisson s’est fait le passeur, fut monarchiste de naissance, avant de devoir se convertir aux apparences républicaines, sous le poids monstrueux des crimes des droites extrêmes d’Europe. Mais sa foi profonde reste anti-républicaine par refus du principe d’égalité et par défense de l’impératif de réalité.
Comme le rappelle le philosophe Emmanuel Terray dans un récent essai (Penser à droite, Galilée), « la pensée de droite est d’abord un réalisme ». Mais le réel dont se réclame cette droite n’est pas la réalité, forcément évolutive et instable ; c’est plutôt l’existant : la force des choses, le fait acquis, l’ordre établi, et par conséquent ses injustices, ses inégalités, ses désordres.
Son imaginaire est un immobilisme, entre fatalité et résignation, quand celui de l’égalité est un mouvement : un possible qui met en branle, un horizon qu’on cherche à atteindre, la possibilité d’un déplacement et l’espoir d’un changement. Ainsi entendue, l’égalité, ce n’est évidemment pas l’uniformisation ou le nivellement qui, pour le coup, serait une fixité aussi rétrograde que l’ordre conservateur – ce qu’ont démontré les désastres et les crimes des régimes autoritaires s’en réclamant. L’égalité est au principe d’une politique démocratique qui fait droit à l’exigence sociale, d’une politique qui fait confiance à la liberté pour résoudre les tensions inévitables d’une société d’individus, d’aspirations diverses et de conditions différentes.
Egalité des droits, égalité des possibles, égalité devant la loi, égalité devant la santé, égalité devant l’éducation, égalité dans le travail, égalité des territoires, égalité de l’accès aux services publics, égalité dans l’accès à la culture, égalité dans la représentation politique, égalité des origines, des races et des religions, égalité des cultures et des civilisations, égalité des hommes et des femmes, égalité des genres, égalité des sexes et des sexualités, etc. On n’en finirait pas d’énumérer les potentialités libératrices de l’exigence d’égalité pour rassembler et renforcer une société, la nôtre, dont l’expression politique a délaissé plusieurs parties de son peuple qui ne se sentent ni représentées ni écoutées.
C’est sur cet abandon que prolifèrent xénophobie, racisme et autoritarisme, diffusés comme un poison par les forces politiques du fait établi et de l’ordre existant afin de protéger les inégalités et les injustices dont les intérêts minoritaires qu’elles défendent font profit. Pédagogie toujours utile et nécessaire, contrairement à ce que ne cesse de répéter le candidat Nicolas Sarkozy qui les légitime et les cautionne, faire la morale républicaine à celles et ceux qui y succombent ne suffira pas à renverser la tendance, tant la République a pris du retard – malmenée, abîmée, discréditée, défigurée.
Le lisant, comme un réconfort après l’alarme du 22 avril, on s’est souvenu de l’idéal proclamé par Albert Camus, alors journaliste, dans Combat en 1944 : « Elever ce pays en élevant son langage. »L’exact opposé du « Casse toi, pauv’ con », cette insulte qui résume la présidence sortante, son style et son projet. Et si la politique est un langage, conversation d’un peuple avec lui-même, alors c’est bien là ce qui incombe à la gauche tout entière de réussir : relever la France en refondant sa République.
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