Langres, est la ville de ma jeunesse et presque ma terre natale car je suis né à Chalindrey, juste à coté. Voici ce qu’en écrivait, avec beaucoup de justesse, François CAVIGLOLI dans son ouvrage, « Un voyage en France », publié par les éditions du Seuil en 1981.
Langres sous le vent
Enfin une ville française, la dernière, la seule qui ne réclame pas son indépendance et où des érudits exaltés ne fouillent pas les archives en cherchant un prétexte pour fonder un mouvement séparatiste. Une ville fidèle aux fleurs de lys, au bonnet phrygien à l’aigle impériale, au buste de Marianne ; une bonne ville, comme disaient les rois. « Nous sommes une ville frontière, une ville unitariste. Nous n’avons été ni ligueurs, ni réformés, ni frondeurs », dit le maire, M. Guy Baillet. Ce n’est pas à Langres qu’on lirait sur les murs, dans un patois promu au rang de langue nationale : « français dehors ! »… ça repose. Ville fidèle et tranquille. Palme d’or de la sécurité en 1978. Le désespoir des faits-diversiers.
Deux crimes en sept ans. Une bagarre d’ivrognes, et un ouvrier d’imprimerie qui a tué son copain pour des motifs obscurs. La gendarmerie s’est déchaînée. Elle commençait à se rouiller dans l’inaction. Elle a tout de suite ramassé un arabe et l’a tabassé jusqu’à lui briser un tympan. On a bien été obligé de le relâcher le lendemain. C’était un ancien harki. La France sait honorer ses vieux serviteurs.
Langres, ville d’église. « Le plus vieil évêché de France depuis Saint Mammès, intronisé au IIè siècle, dit M Jourdain, expert-comptable et catéchumène qui ressemble à un christ roman. Dix-huit siècles d’évêché ! » Il rectifie, avec une légère moue de réprobation attristée : « Si l’on excepte bien sûr, la période révolutionnaire. »
Une sentinelle oubliée
Ville d’Église, mais aussi ville des chanoines possédés et du vent fou. Un éperon orgueilleux à quatre cent soixante-huit mètres d’altitude sur le plateau de langres, cette barrière naturelle qui sépare le bassin de la Seine de celui de la Saône, une ville fortifiée mais affaiblie par le temps. Un musée de douze mille cinq cents figurants qui voudraient bien revivre autrement qu’ne son et lumière les soirs d’été. Quatre kilomètres et demi de remparts où il n’ya plus de guetteurs et qui sont maintenant classés par les Beaux Arts. Avec pigeonnier militaire, tours et meurtrières. Ils ont repoussé les impériaux, les croates, les suédois, les turcs, les francs-comtois, les espagnols. Mais ils n’ont rien pu contre le Diable et le vent qui sont entrés un jour dans la ville main dans la main. Le diable s’est enfermé dans la cathédrale Saint-Mammès et le Vent l’attend toujours en tournoyant dans les rues. Ville ésotérique au plan indéchiffrable pour que l ‘ennemi se perde et s’enlise. Pas de perspective, pas de rues qui se coupent à l’angle droit. Un désordre secret.
Un labyrinthe où Dieu ne reconnaît pas les siens malgré tant de couvents et tant d’églises : les oratoriens, les jésuites, les ursulines. Il ne reste plus que quelques vieilles annonciades qui s’éteignent l’une après l’autre, mais on sent encore à travers la ville le soufre et l’encens, on s’égare toujours à travers l’hermétisme municipal de cette acropole médiévale. Langres, une mystérieuse étoile routière à cinq branches dont l’éclat menace de faiblir. Cette ville étape de l’Empire romain qui faisait la jonction entre le Danube et l’Aquitaine a peur de l’autoroute A 24 qui réunira les Pays-Bas et l’Allemagne au midi de l’Europe et qui risque de la laisser à l’écart comme une sentinelle oubliée. « Si les langrois n’acceptent pas que cette autoroute passe par notre région, dit M. Guy BAILLET, ce sera au profit du Jura et de la Suisse. Mais les langrois sont des paysans. Une autoroute, ça prend des emblavures de bonne terre. Les langrois ont peur. » Les remparts ne protègent pas de l’avenir.
« La preuve que les remparts ne servent à rien, dit un professeur, c’est qu’on est obligé d’y ouvrir des portes. Il faut bien de temps en temps mettre le nez dehors. » Les remparts, il faut en faire le tour quand le grand vent souffle sans dissiper la brume qui enveloppe le plateau. C’est une des énigmes de Langes. Il y en a d’autres. Par exemple, pourquoi les maisons sont-elles plus hautes que les remparts ? Pourquoi le sous-préfet ne sort-il jamais de sa sous-préfecture ? Pourquoi la plaque commérant la plaque commémorant la naissance de Diderot a t-elle été apposée sur une bicoque où il n’a jamais mis les pieds ? Comment se fait-il qu’on vous téléphone à la bibliothèque municipale alors que vos n’avez dit à personne que vous aviez l’intention de vous y rendre, que vous n’avez rencontré âme qui vive et qu’aucun rideau ne s’est soulevé sur votre passage ?
On longe d’anciens couvents devenus d’anciennes casernes, l’hôpital dont l’aumônier, le charmant père Hugues, pourfend encore dans des brochures le jansénisme, qui aurait – comme tant d’autres fleuves et rivières – pris sa source à Langres, on surplombe des rues désertes où s’essoufflent des vieilles dames qui ne vont plus à vêpres et où un motard désœuvré essaie de couvrir le bruit du vent.
Le partage des eaux
On voit à peine la colline des fourches, où l’on pendait autrefois les pillards et où trône aujourd’hui une Vierge blanche ; on distingue tout juste la forêt d’Auberive, où l’Aube commence à bouillonner entre les hêtres et les bouleaux ; mais on aperçoit très bien New York à 6000 kilomètres, Saint-Pétersbourg (2100 km), Lisbonne (1530 km), Madrid (1100 km). Par temps clair, évidemment. C’est du moins ce qu’on lit sur les deux tables d’orientation en lave émaillée de Volvic installées sur les remparts par le Touring Club de France en 1913. Un peu plus près, à une cinquantaine de kilomètres à vol d’oiseau, se trouve aussi Colombey-les-Deux-Églises. Les tables n’en font pas mention. En 1913, Colombey n’était pas encore entré dans l’histoire.
A Langres, cité du silence, c’est le ciel qui fait du bruit, ce qui est normal après tout pour un évêché. Langres, qui n’est plus assiégée, depuis la paix des Pyrénées, c’est à dire depuis très longtemps, que par les difficultés, se voudrait bien ville ouverte. Mais elle a perdu les clefs de ses portes.
C’est peut-être l’évêque qui les a emportées. Après dix-huit siècles de présence épiscopale, le successeur de Saint Mammès s’en est allé résider à Chaumont. L’évêché a été vendu à un particulier. « C’est un coup dur pour la ville », dit %. Jourdain, le Christ roman qui l’air d’avoir été baptisé dans le fleuve qui porte son nom. Chaumont, la préfecture de la Haute-Marne, vieille rivale. « Chaumont, ville sans renom, femmes sans tétons, autant de cocus que de maisons disent les langrois. Ville contre ville, région contre région, c’est la vie quotidienne en France à la fin du XXe siècle. « Les langrois sont écartelés entre les villes de référence de l’arrondissement, Dijon, Vesoul et Nancy dit le maire. On les a placé dans la région Champagne-Ardenne ; mais ils sont plus près de Dijon (65 km) que de Nancy (130 km), de Reims (240 km) ou de Châlons (180 km). Ils se sentent plutôt bourguignons. En fait, les langrois aimeraient être là où ils ne sont pas. Ils sont hésitants, ils attendent toujours l’ennemi, le long siège. » Après plus de deux millénaires de tribulations, les langrois ne savent plus où ils en sont. « Si vous jetez un verre d’eau dans votre évier, dit une pharmacienne, un tiers ira dans la Manche, un tiers dans l’Océan et un tiers dans la Méditerranée. » Situés sur la ligne de partage des eaux, les langrois restent forcément partagés. Pas divisés. Ils hésitent et changent d’idées tous ensemble : « C’est une ville de droite qui a voté pour une municipalité de gauche », dit M. Baillet, qui est socialiste. Les langrois sont des girouettes avait déjà écrit Diderot à Sophie Volland. A force de tergiverser, ils lâchent la proie pour l’ombre et l’ombre pour la proie.
Ils ont laissé partir leurs couteliers pour Nogent en les écrasant de taxes parce qu’ils faisaient trop de bruit. Leurs tanneurs parce que leurs établissements puaient trop. Leurs gendarmes mobiles, qui ont préféré s’installer à Wissembourg, parce que la précédente municipalité refusait de rendre habitables leurs casernements. « Et un garde mobile, dit une boulangère, ça a une bonne solde, ça dépense. » Aujourd’hui, les langrois grognent contre leur maire : les impôts locaux ont augmenté de 13% en 1978, de 14% en &979 et augmenteront probablement de 20% en1980. M. Baillet a autorisé l’implantation d’une grande surface à Langres, alors qu’un complexe Leclerc, qui vend l’essence dix centimes de moins, s’est déjà ouvert sur la route de Dijon. Des magasins ont fermé, les quincaillers gémissent, les armuriers pleurent, les épiciers se tordent les mains. « Depuis vingt ans le commerce local stagne, répond M. Baillet. Tous les clients vont s’approvisionner à Chaumont. Les commerçants de langres n’ont qu’à se restructurer. Ici, on est commerçant de père en fils et on attend de vendre le chapeau en vitrine depuis trente ans. Quand vous pensez que nous avons cinq mille deux cents élèves, deux lycées, deux collèges, une école libre, et que nous n’avons, pour satisfaire cette clientèle scolaire, qu’une librairie de trente cinq mètres carrés… Si vous laissez les langrois s’endormir, ils s’endorment. »
La « noblesse de cloche »
Langres, place d’armes où il ne reste plus que deux groupes d’intendance, le711 CME, une unité qui assure le ravitaillement en essence, et l’ARMG, qui entretient le matériel électronique, et où, à l’entrée de la ville, à la porte des Moulins, le cercle militaire ressemble à un presbytère, Langres, château fort de la France qui montre sa force sans pouvoir s’en servir, n’est qu’un nom dans la mémoire des écoliers, Langres a éclaté malgré ses murailles.
Il y a le vieux langres, et langres-hors-les-Murs. La vieille ville. Des façades classiques qui sont des cache-misère et abritent des taudis. Cinq mille personnes y vivent, toutes classes confondues. De vieux langrois qui ont vieilli avec leurs logements devenus insalubres. On ne mène pas la grande vie sous les combles du Grand Siècle. Toute la noblesse guerrière de l’an mille avait pourtant un pied ici. « Qui a château en France à maison à Langres », disait-on autrefois. Mais les guerres et les croisades ont ruiné et décimé tous ces beaux seigneurs. Il ne reste aujourd’hui que les descendants de la « noblesse de cloche », qui prospérait dans l’administration ecclésiastique. Ce sont des notaires, des avoués, des avocats, enrichis par les successions difficiles et interminables, les querelles de bornage. Eux seuls ont pu entretenir leurs hôtels, leurs jardins à la française. Le reste est à la charge de la ville. Le passé pèse très lourd.
« Nous avons à rebâtir des palais, des églises, des couvents, des cloîtres, à relever des remparts. C’est très cher, et les langrois ne comprennent pas toujours », dit le maire. « Le langrois vit dans son îlot, comme au Moyen Age, et médit de son prochain », dit une vieille dame qui porte un missel. Le dimanche, à la fin de la grand-messe, le curé de Saint-Mammès serre la main du colonel et du vieux sous-préfet. Rien n’a changé en apparence à Langres, la ville sous le vent. Le langrois, trop rude pour être bourguignon et trop doux pour être ardennais, attend toujours que le Vent retrouve le Diable pour se faire une opinion.
Sur un autre message quelques photos de Langres